La première Sonate pour piano a été composée par inadvertance ! En effet, j’avais l’intention de rédiger un texte théorique pour expliquer les méthodes de composition avec des modes, généralement composés de treize sons, dont les transpositions étaient remplacées par des mutations de ces modes le long d’une échelle micro-intervallaire. Je commençai cette étude, et, pour la démonstration, écrivis quelques exemples musicaux. Il s’est trouvé que ces exemples m’ont intéressé, plus que le discours théorique. Je possède encore le cahier de brouillon avec lequel je travaillais, et où l’on voit l’explication se transformer peu à peu en musique, la théorie en pratique.
L’illimité–relatif–que représente l’échelle des quarts de ton, me sembla dès l’abord devoir être organisé par des moyens aussi rigoureux que possible.
À cette fin je composai des modes, issus de manière lointaine des modes à transpositions limitées d’Olivier Messiaen, et aussi des modes non-octaviants de Wyschnegradsky. Dans l’optique de la non-répétition , je construisis à partir de ces modes des échelles, constituées par la répétition des intervalles du mode à partir de la dernière de ses notes. Cela me permettait de faire « glisser » le mode le long de l’échelle, et d’obtenir de nouveaux modes, différent sensiblement du mode original, sans toutefois y être complètement étranger. De ces modes étaient issues des « séries », ou modules mélodiques, dont la reproduction dans un état différent du mode réalisait, non pas une transposition, mais une mutation. Il s’agissait donc de modes à mutations limitées –puisqu’il fallait choisir des mutations dans lesquelles la répétition d’octave n’existait pas - de modes non-octaviants, et enfin de modes non-itératifs. Cela était rendu possible par le fait que chacun de ces modes n’utilisait qu’une partie des vingt-quatre sons ; généralement treize, quelquefois onze. L’utilisation privilégiée du chiffre treize dans ma musique peut s ‘expliquer parce que c’est un de plus que le douze fatidique des demi-tons, parce que c’est un chiffre qui offre de très belles possibilités de combinatoire, peut-être par superstition…
Le chiffre treize a plutôt mauvaise presse. Cepedant la lecture du Dictionnaire des symboles m’apporte quelque réconfort : « Dans l’arythmo-symbologied’Allenby, ce nombre représente un principe d’activité, 3 s’exerçant dans l’unité d’un tout 10 qui le contient et qui, en conséquence , le limite. Treize correspondrait à un système organisé et dynamique, mais déterminé et particulier, non pas universel ; il serait en quelque sorte la clé d’un ensemble partiel et relatif. Aussi R. Schwaller l’interprète-t-il comme la puissance génératrice, bonne ou mauvaise. » Et encore : » Chez les aztèques, c’est le chiffre des temps lui-même, celui qui représente l’achèvement de la série temporelle. »
En tout cas, dans le complexe des vingt-quatre quarts de ton, un module de treize sons est assez nombreux pour donner de grandes possibilités de combinaisons, ; d’autre part il possède suffisamment de place dans les onze sons restants, pour pouvoir évoluer et se transformer. Même si les techniques que j’ai utilisées ont beaucoup changé depuis cette époque, mon attirance pour le chiffre treize ne s’est jamais démentie.
J’associai au travail sur ces modes un travail de permutations à partir d’un « carré magique ». Il s’agit d’un tableau de treize séries de treize chiffres –de un à treize - qui peuvent se lire verticalement et horizontalement sans aucune répétition. Cette sorte de grille est un monde clos – et c’est d’ailleurs pourquoi, finalement, j’ai cessé de l’utiliser - mais le nombre des combinaisons possibles est immense. Imaginons que les treize sons d’une série issue d’un mode sont affectés aux treize premiers chiffres du tableau. Si je fais ensuite subir au mode une mutation et que j’affecte les nouveaux sons à chaque chiffre de la deuxième série, et ainsi de suite, je peux, à la limite, inventer treize fois treize séries de treize sons différentes, ce qui constitue un matériau, certes pas infini, mais très considérable. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’utiliser servilement l’ensemble de ce type de matériau, mais de choisir, de trier, d’organiser.
Parallèlement à ce travail sur l’organisation des modes de hauteurs de sons, je travaillai à l’établissement de modes de durées. Il apparut très vite que, pour construire un mode de treize durées différentes, et si on ne voulait ni fabriquer une sorte de suite chromatique de durées - par exemple d’ une triple croche à treize triples croches - ni en arriver à des données de temps extrêmement longues, il fallait avoir recours à des notions de temps très fines. Je commençais alors à étudier un domaine qui jusque-là avait été considéré comme inabordable par les théoriciens, que ce soit Boulez ou Stockausen. Il s’agit de durées partielles de temps, par exemple de fragments de noire. Même si des difficultés d’exécution très grandes naissent de l’utilisation de ce type de durées, je crois les progrès faits par les interprètes en rendent l’abord maintenant possible Essayons d’imaginer la suite de durées suivantes, en prenant pour unité de temps (virtuelle) la noire à soixante : - quatre treizièmes – trois cinquièmes – deux septièmes - neuf quarts, etc.. Les durées effectives, en fractions de secondes, seraient : -0,307 – 0,6 – 0,28 – 2,25..La rédaction sur le papier est impossible avec les moyens du solfège traditionnel. J’ai donc du adopter une notation proportionnelle, en prenant la distance de trois centimètres pour une noire (trois centimètres étant un ordre de grandeur suffisant pour dessiner des durées très courtes à l’intérieur d’une noire). Les fragments de temps sont écrits ainsi : 4/13 – 3/5 – 2/7 – 9/4 – c’est-à-dire : 4 de 13 – 3 de 5 – 2 de 7 – 9 de 4 -, ces chiffres étant inscrits au-dessus des notes, à la place du triolet ou du quintolet traditionnel.
Si l’on essaye de chanter ces durées, ce que n’importe qui peut faire avec un chronomètre, on ne peut qu’être surpris par la souplesse du rythme, par le charme de ces phrasés de temps, qui échappent absolument à la lourdeur de la pulsation régulière. La notion de pulsation ne disparaît pas ; elle est remplacée par celle de pulsation irrégulière. Chaque durée appartient alors à un ordre de grandeur différent. On peut parler du chant des durées.
Pour pouvoir écrire une œuvre micro-tonale pour le piano, instrument à douze sons par excellence, j’ai eu recours à un accord spécial. À partir du premier mode utilisé dans la pièce, j’ai prévu un accord en quarts de ton permettant d’obtenir le total des vingt-quatre sons sur deux octaves, cet accord étant répété sur toute l’étendue du clavier. J’ai obtenu ainsi une couleur instrumentale particulière. Cela m’a permis d’observer, de la part des auditeurs, des réactions intéressantes : certains trouvaient belles et neuves les sonorités produites, alors que d’autres étaient très choqués par elles. En fait, le côté « domestique » du piano se révélait ainsi. Cet instrument est un meuble ; il fait visuellement et auditivement partie du décor familier. Le changement de sa sonorité intervient comme une sorte de sacrilège. Cette réaction se comprend pour une autre raison : la structure technique de l’instrument est parfaitement adaptée à un certain type d’accord, et le changement de celui-ci déséquilibre cette structure lourde. Je ne pourrai rien pour pallier cet inconvénient, jusqu’à ce que les facteurs de piano se penchent sur la question. En revanche, le piano construit par Carillo en seizièmes de ton, et dont la structure est adaptée à l’accord, sonne comme un instrument autre, et aucune gêne n’intervient. La solution serait que soit construit un piano dont l’accord et le régime de tension des cordes soient réglés automatiquement. Cela n’est sans doute pas impossible techniquement ; du point de vue économique, c’est du domaine de l’utopie.
La sonate pour piano n’échappe pas complètement au souvenir de formes anciennes. Il s’agit d’une suite de variations sur deux « idées », se terminant par un grand délire polyphonique dans lequel douze voix sont exprimées sous la forme d’une monodie extrêmement complexe. On pourrait appeler cette forme : variations et fugue. Le tout bien entendu entre guillemets. Le souvenir de cette forme traditionnelle est provoqué par celui de la Sonate de Liszt, et par le désir d’une virtuosité elle-même passablement lisztéenne.
Cela dit, le parcours rythmique est d’une radicalité indiscutable. Le rapport entre les mutations des modes de hauteurs et celles des modes rythmiques représente une voie fertile, qui m’a permis d’avancer dans l’exploration du domaine dont je sentais qu’il était primordial : celui du temps. Dans l’article que Julien de Gerando a écrit à propos de cette sonate dans le numéro que Les Cahiers du Cirem m’ont consacré, il dit :« On comprendra donc que, si ces variations prismatiques de la courbe l’objet permettent de faire croître le matériau de manière cohérente, elles permettent également de préserver au niveau perceptif un lien filial entre les différents produits issus des opérations de transformations ». Il est vrai que cette époque est pour moi celle de la prise de conscience de l’importance déterminante de la cohérence de la croissance du matériau.
(Alain Bancquart, extrait de Musique habiter le temps. éditions Symétrie)